Texte écrit en 2004 inspiré par le maßtre William Gibson.
Je saisissais dans un geste inconscient la fiche neuronale. Elle sâinsĂ©ra avec la facilitĂ© dĂ©concertante liĂ©e Ă des annĂ©es de pratique. Parfois je me rappelais les premiĂšres annĂ©es oĂč ces nano-secondes de souffrances me semblaient durer une Ă©ternitĂ© ⊠LâentrĂ©e habituelle ; elle avait perdu de sa magie, mais je ne souhaitais pas la personnaliser. Sans doute les restes dâun sentiment de pouvoir dĂ©crocher un jour ⊠La matrice brillait de tous cĂŽtĂ©s, lâhorizon mâattirait comme un aimant, difficile dây rĂ©sister⊠Toujours ce flux incessant de donnĂ©es. Je flottais en essayant de pĂ©nĂ©trer des yeux leurs Ă©motions ; ridicule. Celles-ci sont aussi inconscientes quâune fourmi, mais dans leur ensemble forment un ensemble logique, une entitĂ©. Jâen Ă©tais persuadĂ©. Ce vieux mythe de lâIA auto-gĂ©nĂ©rĂ©e âŠ
Je chassais ces idĂ©es de mon esprit, perte de temps pour lâinstant. La matrice mâattendait, je pouvais presque la sentir vibrer, elle mâenvahissait de toute part. Jâavais besoin de ce moment subtile oĂč lâesprit fusionne avec ce vide Ă©clatant, oĂč lâesprit se libĂšre de la chair. Je suis persuadĂ© que chaque cowboy a son propre moment, ainsi, moment dâintimitĂ© exclusif et secret, un rituel avant dâentrer dans lâarĂšne. Jâactivais enfin mes interfaces de reconnaissance. Elles affichaient en semi-transparence les derniĂšres informations a une vitesse hors de portĂ© dâun simple Ćil. Lâesprit a des capacitĂ©s bien limitĂ© par son corpsâŠ
Les derniĂšres offres clignotaient discrĂštement en laissant un lĂ©gĂšre rĂ©manence. Comme dâhabitude le Computer avait toujours besoin de code libre⊠niveau 0, kernel, Ă niveau 10, IHM. Je mâĂ©tais spĂ©cialisĂ© dans les Interface Homme Machine, trĂšs prisĂ© par les nerds, bien entendu. Jâavais dâailleurs programmĂ© mes interfaces de reconnaissance. MalgrĂ© mes filtres les demandes en niveau 10 Ă©taient toujours aussi gigantesque ; je dĂ©crochais. LâartĂšre dâengagement permettait de prendre de la vitesse. Tout cela Ă©tait subjectif bien sĂ»r, le cerveau ne pouvant pas sâadapter une vitesse instantanĂ©e. En rĂ©alitĂ© je me dĂ©plaçais Ă la vitesse de la pensĂ©e ; essayer dâimaginer cela câest comme essayer dâimaginer lâinfini âŠ
Je me dirigeais vers le fameux rĂ©seau Peercast, principal rĂ©seau P2P spĂ©cialisĂ© en streaming vidĂ©o et audio. Il y a bien longtemps jâavais contruis une IHM, passerelle dâaccĂšs Ă ce rĂ©seau. Cela mâavait demandĂ© du temps, mais cela a permis Ă ce rĂ©seau de sâĂ©tendre encore plus, et finalement jâen Ă©tais plutĂŽt fier. Peercast Ă©tait Ă lui seul une matrice dans la matrice, comme tous les rĂ©seaux en maille P2P. Il Ă©tait devenu le principal moyen de communication. Il avait fait oublier le streaming unidirectionnel, quâon appelait Ă lâĂ©poque la tĂ©lĂ©vision. Qui voudrait utiliser cela de nos jours ? oĂč chaque nerd diffuse son propre canal, oĂč chaque nerd est un journaliste, oĂč chaque nerd est autant animateur que spectateur. Peercast Ă©tait nĂ© dans les annĂ©es 2000, Ă lâaube du ComputerâŠ
Le FLux. Tel Ă©tait la source de vie, sans dĂ©but ni fin. Le Flux est le fluide corporelle de la Matrice, il en est le Gulf Stream. NĂ©cessaire Ă toute vie numĂ©rique, et au delĂ . Il modifie notre perception de la rĂ©alitĂ© car il en est devenu la reprĂ©sentation, le miroir, lâincarnation. Jâaurais pu le sentir battre via mon pouls. Peercast fournissait les artĂšres. Nombreux Ă©taient ceux qui voulaient sa destruction, que cela soit des gouvernements pseudo dĂ©mocratique, des Multinationales Ătat et mĂȘme des sectes apocalyptique. Mon travail consistait Ă protĂ©ger ce rĂ©seau et par delĂ lui ce Flux quâil propageait. TĂąche lourde, difficile et dangereuse. Je devais ĂȘtre sans attache et volontaire. Ne pas fournir un moyen de pression est un des commandements du cowboy.
Le Flux permettait, grĂące des siĂšcles dâusage, de fusionner nos esprits lors de nos communications. Les mots et toutes les barriĂšres sĂ©mantiques disparaissaient pour qui en avait la force. On pouvait enfin comprendre rĂ©ellement, lâautre, une situation, un contexte. Ces avantages nâallaient pas sans quelques dĂ©sagrĂ©ments et nombreux sombraient dans la folie pure. On retrouvait des nerds les yeux figĂ©s dans le videâŠâŠ Les autres ne distinguaient plus le virtuel de la rĂ©alitĂ© et sombraient ⊠dans la paranoĂŻa.
Le Jeux. Il se propageait plus vite que toute autres contamination quâait subit lâhumanitĂ©. Ce Jeux faisait parti du Flux, mais grĂące Ă son succĂšs il devenait de plus en plus un Flux unique. Les accros Ă©taient connectĂ©s en permanence et dĂ©crochaient le temps dâassouvir les besoins de leur corps. Au dĂ©part ce nâĂ©tait quâun simple jeux de rĂŽle, inspirĂ© de rĂšgles datant dâune autre Ă©poque oubliĂ©e. On se crĂ©ait un personnage en fonction dâun secteur parmi des centaines. Lâinteraction avec les autres joueurs Ă©tait forte, de vĂ©ritable amour ou haine se vivaient Ă travers des avatars. La technologie permettait de modifier son corps pour vivre son personnage en dehors de la Matrice. Ainsi on croisait des visages pĂąles couvrant un sourire canin, des chairs dĂ©chirĂ©es par du mĂ©tal, des puces Ă usages divers implantĂ©es un peu partoutâŠ
Le Jeux continuait en dehors de la Matrice. A travers lui, la Matrice sâinsinuait dans chaque interstice de notre sociĂ©tĂ©. On fusionnait littĂ©ralement pour le meilleur ou le pire, qui sait.
F. Logier, 2004. CC by SA